Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’enlèvement de Janna. Deux semaines durant lesquelles nous restâmes à la villa sans en bouger beaucoup. Le capitaine Stottlemeyer passa rapidement pour prendre ma déposition, recueillir un maximum d’informations pouvant faire avancer l’enquête. A part ça, Sofia savait suffisamment distraire ma fille pour lui faire penser à autre chose qu’aux derniers malheurs, ou à l’envie de sortir du périmètre sécurisé. A la fin du mois de juin, nous fêtâmes ses huit ans, avec un énorme et délicieux gâteau préparé par Emily, et des cadeaux réconfortants. A ce propos, je faillis oublier de contacter Rachel pour la prévenir, lui dire de ne pas se déranger car elle m’avait proposé de m’aider pour cet anniversaire. Dans un message court et rapide, je lui expliquai que, finalement, je ne préparais rien de spécial à cause de récents événements dont je lui ferais part quand je le pourrais. Je m’en voulais de ne pas avoir pu faire quelque chose de mieux, inviter les copines de Janna. Mais elle parut très satisfaite de sa journée, et j’en fus très rassuré. Histoire de profiter un maximum de ce début du mois de juillet aux côtés de Janna qui avait besoin de ma présence, je posai des congés, donnai à des collègues Thanatopracteurs les rendez-vous que j’avais inscrits dans mon agenda. Ravie de cette initiative, la petite prit un malin plaisir à m’exploiter pour toutes sortes de jeux auxquels Sofia participait parfois, et même Emily. Elle m’épuisait ! Au moins, je dormais mieux la nuit. Il m’arrivait parfois de me réveiller à cause du même cauchemar mais, dans l’ensemble, je me reposais. Certaines nuits, j’entendais Sofia se lever, et je me retenais difficilement d’aller la voir parce que je savais qu’elle aussi faisait des cauchemars. J’avais cette irrésistible envie de faire quelque chose pour la rassurer, lui proposer de boire une tisane ensemble, discuter de n’importe quoi lui permettant de chasser les images que son pouvoir lui imposait à chaque fois qu’elle fermait l’œil. Mais je restais allongé dans mon lit – près de Janna que l’on avait installée à côté, dans un lit plus petit – ne sachant pas si je prenais la bonne décision ou non. Si ça se trouvait, Sofia avait envie d’un peu de compagnie. Ou peut-être préférait-elle que je ne la revoie plus en train de pleurer. Et, en y réfléchissant, si j’allais vers elle de cette façon, cela ne m’aiderait pas du tout à freiner… ce que j’éprouvais pour elle. Ce presque retour à la normale avait un goût de joie angoissante. Il m’était difficile de savoir réellement si je me sentais bien ou mal. Cela dépendait des moments. Quand j’arrivais à être assez occupé, ça allait. Mais dès que je commençais à cogiter, je pensais automatiquement à Sofia et plus rien n’allait. Il fallait vraiment que je me calme. Il suffisait que je la regarde pour que mon cœur s’emballe. Et je ne parlais pas de ces moments où elle allait se détendre à la piscine, dans son superbe maillot de bain… C’était un peu maso de ma part mais au moins, quand Emily passait à la villa, j’étais content de voir que l’enquêtrice était très heureuse auprès d’elle.
- T’as vraiment un grain…murmurai-je pour moi-même, un soir, en me couchant. - Qu’est-ce que t’as dit ?demanda Janna qui était déjà roulée en boule dans ses draps. - R… rien…
Nous étions à présent au milieu du mois de juillet. La matinée était bien avancée, Janna faisait un dessin, installée à la table de la cuisine. Assis près d’elle, je consultais les e-mails sur mon ordinateur portable, vérifiais mes comptes, les factures payées, celles que je devais régler, et tout un tas d’autres paperasses dont je ne m’étais pas occupé depuis trop longtemps. Sofia, elle, était à l’étage, en train de récurer la salle de bain. Je lui avais déjà proposé de l’aider. Je me sentais mal de vivre à temps plein ici depuis quelques jours sans faire la moindre tâche ménagère. Mais sa terrible addiction pour la propreté, combinée au fameux proverbe « On n’est jamais mieux servi que par soi-même » l’avait poussée à assurer qu’elle préférait s’en charger seule. Tant pis. Au moins, j’avais demandé. J’étais sorti quelques fois pour retourner à la maison, à Santa Clarita, afin de ramener des aliments qui risquaient de s’abîmer, pour ne pas avoir à les jeter. Je faisais aussi en sorte de laver mes vêtements et ceux de Janna à la maison. Hors de question d’abuser de l’hospitalité de Sofia. Et au moins, j’en profitais pour m’occuper du jardin, et de mon propre ménage.
- Papa ? - Mh ?
Je levai les yeux de l’écran pour les poser sur ma fille.
- Est-ce que tu pourras ramener le puzzle que j’ai fait pour Sofia, quand tu retourneras à la maison ?
Ah oui, le puzzle qui représentait les grues. Je hochai la tête.
- Il faudra que je le colle avant, et que je lui trouve un cadre,répondis-je en imaginant la tête qu’aurait le puzzle à la fin du trajet si je le transportais tel quel dans la voiture.Ça ne te dérange pas si je le fais ? Ou tu préfères le faire ? - Non, ça va, tu peux le faire. J’ai trop peur de le casser.
Ma prochaine sortie se résumerait donc à passer par un magasin d’art créatif, et faire un peu de bricolage. Un e-mail de l’école attira mon attention. Ils envoyaient déjà la liste des fournitures scolaires pour septembre. Ils n’étaient pas en retard ! A la fin du message, on me demandait de répondre à une question qui revenait chaque année, à savoir si quelqu’un, à part moi, avait l’autorisation de récupérer Janna à l’école en cas d’empêchement. Je réfléchis tandis que la porte de la salle de bain claquait doucement à l’étage, avant que je ne perçoive les pas de Sofia dans l’escalier. Je tapai une réponse au mail, me tournai vers l’enquêtrice quand elle fit irruption dans la cuisine. Je lui demandai de venir voir, lui montrai l’écran.
- L’école a besoin de savoir qui est autorisé à venir chercher Janna, si je ne peux pas,expliquai-je.Je dois remplir une liste de « personnes de confiance ». Du coup… voilà.
Je pointai ladite liste du doigt, représentée par un tableau demandant le nom, le prénom, la profession et le numéro de téléphone de la personne concernée. J’y avais rentré deux personnes : ma belle-mère et Sofia. Sacrée liste…
Il s'était déjà passé deux semaines depuis que j'hébergeais Meyer et sa fille. Si par moment j'avais envie de les foutre dehors, car ils touchaient à mes affaires ou faisaient du désordre, j'étais tout de même ravie de les avoir à la maison. La présence de la fillette était rafraîchissante, Emily passait parfois et elles en profitaient pour s'entraîner au piano. Et je profitais aussi de ma compagne quand elle était là, passer du temps rien que pour nous deux. Meyer faisait des efforts pour ne pas être trop... Comment pouvais-je dire ... ? Paraître le moins... Monotone possible ? Le pauvre homme manquait tellement de joie de vivre que j'avais l'impression que ma villa était un lieu de recueillement. Heureusement que sa fille parvenait toujours à le faire sourire et voir son visage s'illuminer ainsi le rendait tellement plus mignon et agréable. Le capitaine Stottlemeyer était également venu prendre la déposition du lycan, il était rassuré, d'un côté, de voir que lui et sa fille étaient ici, en sécurité. De mon côté, je fus tout de même convoquée au bureau du commissaire adjoint pour expliquer mes derniers agissements. Une demande appuyée par le Capitaine, qui voulait m'éviter les ennuis. Grâce à lui, je m'en étais bien sortie et je pouvais cesser de stresser à cause de toute cette affaire.
Grâce à cette cohabitation, j'apprenais à mieux connaître Meyer, je me surpris même à le regarder de manière attendrie lorsqu'il s'occupait de sa fille. Et ça me rassurait, cela me confortait dans l'opinion que j'avais de lui. D'y voir un bon côté, malgré ses nombreux actes immoraux. Il y avait encore, en lui, un part d'humanité, d'un être sensible et bon qui, au final, ne voulait jamais causer préjudices aux autres. On pouvait simplement dire qu'il était un véritable chat noir et que la misère du monde le suivait partout. Le karma, en fait. Il était sans cesse puni car il avait trop alimenté le mauvais côté de la balance. Il fallait à présent en payer le prix pour retrouver un équilibre.
Confortablement installée dans mon bain à bulle, une douce serviette parfumée à la lavande sur les yeux, je profitai du calme ambiant. Au loin, comme un bruit étouffé, j'entendais la télévision du salon et le bruit que faisait Janna en jouant. Quand ils ne seront plus là, j'allais ressentir un grand vide... Voir la villa plus vivante me rappelait l'époque où je vivais encore avec Roy, qui avait pour habitude d'inviter des amis à la maison. Ils jouaient souvent au poker, alors je faisais toujours en sorte d'être une épouse modèle et prendre soin de lui et ses invitées. Préparer du café, du thé, apporter des plateaux apéritifs... J'étais heureuse comme ça. Même si j'étais réellement amoureuse d'Emy... Elle passait seulement quelque fois. J'avais toujours ce sentiment de vide, dans une si grande maison. Et quand même, Emy ne pourra jamais remplacer Roy. Et ce n'était pas le but, d'ailleurs. Emy était Emy, je l'aimais pour cette raison.
Bref, j'avais passé assez de temps dans l'eau. Je sortis, enfilai une petite robe noire, très légère et descendis. Je jetai un coup d'œil à l'horloge pour rendre compte que midi approchait. Je passai alors en cuisine et serrai le tablier autour de ma taille. J'allais préparer des gyoza, aujourd'hui. Des raviolis, en gros. Je me mis à la préparation de la pâte, qui ne fut pas longue à faire. Le temps de la laisser reposer, je préparai la farce composé de chou, d’oignons verts, de gingembre et d’ail mélangés à de la viande de bœuf hachée. A ce moment-là, Meyer m'interpella et me demanda de venir voir "un truc". Je me lavai soigneusement les mains et le rejoignis. Il pointa son écran, je me penchai au-dessus de son épaule pour regarder.
"L’école a besoin de savoir qui est autorisé à venir chercher Janna, si je ne peux pas" Expliqua-t-il.
Je hochai une fois la tête et replaçai une mèche de cheveux derrière mon oreille, souriante.
"Je dois remplir une liste de « personnes de confiance ». Du coup… voilà."
Il pointa la liste. Sa belle-mère et... Moi. Un petit silence s'installa...Puis plus long. Je clignai une fois des yeux. Ah... L'avantage avec les listes courtes, c'était... Qu'on... En fait papa me disait toujours que les vrais amis, ceux sur lesquels on pouvait toujours compter hé bien... Justement, on les comptait sur les doigts d'une seule main. Du coup, bon... D'accord, belle-maman n'était pas une amie. Mais moi si ! Donc ça faisait une ! Et... Une, c'était... Moins de cinq, donc ça tenait sur une seule main. Ah... Ah ah. Je rougis doucement et me redressai. J'offris à Meyer mon plus radieux des sourires, un vrai sourire, franc. Car, malgré tout, j'étais très touchée et honorée. Je m'inclinai longuement, les mains jointes contre le bas de mon ventre.
"Cela me va droit au cœur, Meyer. N'ayez crainte, j'irais chercher Janna à l'école si vous avez un empêchement."
Je me redressai, lui souris encore et m'éloignai pour retourner en cuisine.
"Après le repas, nous pourrions profiter de l'après-midi pour voir vos progrès en natation, Meyer ?"
Je ris doucement, pendant que Janna s'exclama de joie. Elle adorait jouer dans la piscine. Je repris la préparation de la farce pour les gyoza. Celle-ci prête, je m'attelai à la préparation de la soupe ramen aux légumes. Il me fallait des échalotes émincées, de l'ail haché, quelques shiitakes émincés - des champignons-, du gingembre hach, un bouillon de légumes, des carottes taillées en julienne, des épinards, des graines de sésame et des feuilles de coriandre. Grâce à la hotte de cuisine, la vapeur de se diffusait pas partout, mais ça sentait quand même drôlement bon !
Son parfum naturel me donna d’agréables vertiges quand elle se pencha pour regarder par-dessus mon épaule. J’évitai de la regarder et me concentrai très intensément sur l’écran de l’ordinateur.
- Cela me va droit au cœur, Meyer.
Je ne pus m’empêcher de me retourner. Elle s’inclinait respectueusement, les joues rouges et un sourire ravi aux lèvres.
- N'ayez crainte, j'irai chercher Janna à l'école si vous avez un empêchement.
Elle se redressa, je reportai mon attention sur l’ordinateur en essayant de calmer mon pauvre cœur, bégayant un « Merci » sûrement inaudible. La demoiselle retourna à la cuisine. Elle était en pleine préparation de ce qui semblait être des gyoza, des espèces de raviolis japonais à base de viande hachée et chou, entre autres. J’avais hâte de voir ce que donnerait le résultat. J’en avais mangé une fois, et c’était drôlement bon ! Préparés par Sofia, en plus… Je me mordis l’intérieur de la lèvre en me traitant intérieurement de crétin.
- Après le repas, nous pourrions profiter de l'après-midi pour voir vos progrès en natation, Meyer ?proposa-t-elle soudain. - Ouiii ! La piscine !s’exclama Janna, toute joyeuse.
Mon cœur fit un autre bond, mais de panique, cette fois. Mes progrès ? En na… en natation ? Dans la piscine ? Avec Sofia ? Je la regardai avec des yeux ronds tandis qu’elle me tournait le dos, occupée à commencer une soupe de ramen aux légumes. Je repris très vite l’expression la plus normale possible avant que Janna ne remarque quelque chose, et me demande pourquoi je faisais une tête de six pieds de long. Et je me remis à bégayer.
- E… euh… je… c’est…
Je me raclai la gorge, me replaçai les idées, la paume de ma main contre mon front, les yeux fermés. Quand je les rouvris, Sofia me regardait, interrogative, tenant entre les doigts sa paire de longues baguettes de cuisine, qu’elle tenait suspendue au-dessus de la casserole. Je sentis le rouge me monter au visage, et me grattai la nuque, extrêmement embarrassé.
- Désolé, je… avec tout ce qu’il s’est passé récemment, je n’ai plus tellement eu envie de réessayer.
Je soupirai. C’était une autre excuse mais tout à fait vraie. Depuis ces histoires d’arène et de meurtre qui nous avaient montés l’un contre l’autre, je n’avais plus trouvé le courage et la motivation de m’occuper de mes problèmes d’aquaphobie. C’était tellement bénin face à l’amitié de Sofia – en plus, elle avait été la première à commencer à m’apprendre à nager – que je préférais largement essayer d’arranger les choses plutôt que de m’attarder sur ce détail.
- Et… et je vous avoue que je ne me sens pas prêt. Je veux bien me baigner,ajoutai-je précipitamment en voyant Janna commencer à avoir une triste mine.Mais… je préfère… rester tranquille.
En y pensant, la peur de me retrouver à nouveau au milieu de cette piscine, sans autre soutien qu’un bout de planche en plastique, était aussi présente que d’être gêné par la vue du corps parfait de Sofia en bikini.
Je le regardai tandis qu'il affichait une mine surprise. Ses gros yeux me fixaient et aucun mots ne sortaient de sa bouche. Je patientai sagement en reprenant la préparation des ramen. Ça devait paraître soudain pour lui, comme je ne lui avais pas encore proposé depuis qu'il vivait ici, depuis deux semaines.
"E… euh… je… c’est…"Begaya-t-il.
Je pivotai légèrement vers lui et le regardai une nouvelle fois de manière interrogative. Il avait les yeux fermés et la main sur le front. Intriguée, je penchai la tête sur le côté tandis que mes baguettes, tenues entre mes doigts, pendouillaient au dessus de la marmite.
"Désolé, je… avec tout ce qu’il s’est passé récemment, je n’ai plus tellement eu envie de réessayer."Repondit Meyer.
Je fis la moue, forcément déçue par sa réponse. J'avais bien envie de profiter de nos vacances improvisées en passant un peu de temps, avec mes invités, dans la piscine. Tant pis, je trouverais une autre activité pour passer le temps.
"Et… et je vous avoue que je ne me sens pas prêt."
Janna afficha une petite mine triste, tout comme moi. Ah, Meyer reprenait ses habitudes de déprimé de la vie, à tirer la tronche.
"Je veux bien me baigner,ajouta-t-il en voyant nis visages."Mais… je préfère… rester tranquille."
Je souris, amusée. Un vrai papy ce Meyer. Apres tout, il avait plus de cent ans. Je devais faire attention et prendre soin de ce petit vieux ! Je retins un petit rire, après cette dernière pensée.
"Je ferai les efforts… plus tard, promis."
Au moins on allait pouvoir se détendre dans la piscine et donner l'occasion à Janna de se dépenser un peu, jouer avec son papa. Pour ma part, j'envisageais de lire un roman, sur mon matelas flottant. Les ramen étaient prêt mais il me fallait encore patienter pour la pâte des gyoza qui reposait encore. Je pris mon téléphone pour appeler Pietro, qui devait traîner quelque part dans le jardin. Lorsqu'il décrocha, je lui demandai d'aller nourrires carpes. D'ordinaire je m'en occupais moi-même, mais aujourd'huije n'avais hélas pas le temps. Enfin, j'aurais pu pendant que la pâte reposait mais il serait mal venu de laisser mes invités seuls. Pour patientai, je rejoignis Meyer dans le salon et ouvris mon propre ordinateur portable pour consulter les derniers commentaires de ma chaîne YouTube. Je n'avais évidemment pas assez de temps pour repondre à tout le monde, mais j'essayais tout de même d'interagir avec ma communauté. Lorsque la pâte fut prête, je retournai en cuisine, terminai la préparation des gyoza et dressai la table. Janna insista pour m'aider, je la laissai donc poser les couverts. Je passai derrière elle pour les remettre parfaitement droit.
"C'est prêt.Annoncai-je avec douceur.Ça ne sera pas aussi bon que la cuisine d'Émily maos j'espère que cela va vous convenir."
Je ne cuisinais pas souvent. Par peur de salir ma cuisine et par manque de temps. Entre la musique, le ménage, le sport et mon travail... Heureusement que Pietro s'occupait du jardin. Là, je pouvais me permettre de me consacrer davantage et Meyer et Janna car javais annoncé la fermeture de mon entreprise pour des congés d'été en redirigeant mes clients vers un confrère. C'était une première et je réalisai que j'en avais drôlement besoin. Je servis Meyer et Janna d'un bol de ramen et laissai les gyoza au milieu de la table, à disposition de tout le monde. Chacun avait aussi un bol de riz et une sauce soja pour faire tremper les gyoza. Nerveuse, je goutai ces derniers. C'était bon, oui, mais simplement car j'avais suivi la recette au gramme près. Emy aurait proposé quelque chose de nettement meilleur. J'espérai au moins que Meyer et sa fille allaient apprécier. Si j'aimais beaucoup la conversation, le repas était pour moi un moment de calme. Cependant, pour m'adapter aux habitudes de mon ami, cela ne me dérangeait pas, si lui avait envie de discuter.
Sofia ne répondit pas, et se contenta de s’occuper de ses ramens. Une fois prêts, elle attrapa son téléphone portable et passa un appel à Pietro, son jardinier, que j’avais failli écraser en voiture l’autre jour. Depuis, dès que je le croisais dehors, il me lançait des regards haineux. Je lui avais pourtant déjà présenté mes excuses mais, visiblement, ça lui était resté en travers de la gorge. Tant pis, c’était son problème, pas le mien. L’enquêtrice lui demanda d’aller nourrir les carpes. Quand elle raccrocha, elle prit son propre ordinateur portable et s’installa à table à son tour pour le consulter. Un silence studieux s’installa dans la maison, chacun sur son ordinateur, Janna qui dessinait sagement. Plus tard, Sofia récupéra sa pâte à gyoza prête et s’attela à les mettre en forme. Elle les fit ensuite frire – je la voyais se crisper et frotter frénétiquement le plan de travail dès qu’un peu d’huile sautait hors de la poêle – et dressa le couvert avec notre aide.
- C'est prêt,annonça-t-elle en déposant les plats sur la table.Ça ne sera pas aussi bon que la cuisine d'Emily mais j'espère que cela va vous convenir.
En tout cas, ça sentait super bon. Mon ventre se manifestait depuis un moment déjà, j’avait hâte de goûter à tout ça. Sofia nous servit un bol de ramen chacun, et laissa les gyoza à disposition de tout le monde, au milieu de la table. Nous avions également droit à un petit bol de riz et une sauce soja pour tremper les raviolis japonais. Notre hôte commença à manger. Je suivis le mouvement, en commençant par un gyoza, comme elle. A la base, je n’étais pas très doué avec des baguettes. Mais à force de déjeuner avec Sofia, j’avais fini par m’y faire et aujourd’hui, je savais très bien me débrouiller avec. Janna, par contre, galérait toujours. Alors elle mangeait à la fourchette. Au moins, cela lui évitait d’en mettre de partout, et de faire criser Sofia. Dès la première bouchée, je poussai un soupir de plaisir. C’était… c’était…
- Bordel, c’est super bon !fis-je avant de mettre le reste du gyoza dans ma bouche.
Janna me regarda.
- T’as dit un gros mot !répliqua-t-elle aussi amusé qu’outrée.
J’avalai, lui souris d’un air désolé.
- Pardon, Schatz*. Mais avoue que c’est une tuerie.
Elle hocha vivement la tête et porta son attention sur Sofia.
- C’est vraiment bon !renchérit-elle.
Je délaissai les gyoza, trop pressé de goûter aux ramens. Et je n’en fus pas déçu.
- Sofia.
Elle leva le visage sur moi. Elle avait un grain de riz sur la joue. C’était… beaucoup trop… mignon. Je faillis en oublier ce que je voulais lui dire. Je gardai contenance, repris.
- Ne comparez pas ça à la cuisine d’Emily. C’est différent, et c’est vraiment, vraiment excellent.
Elle me remercia, contente et l’air quand même un peu gêné. Elle n’avait pas à l’être. J’étais sincère et, si ce n’était que moi, je mangerais ça tous les jours. Mais j’évitai de le dire pour ne pas l’embarrasser plus. Après le repas, nous prîmes le temps de nous reposer un peu, et nous nous préparâmes pour la piscine. Pas très à l’aise, je suivis tout de même les filles, histoire de ne pas décevoir la petite. Et je restai sur les marches de la piscine, à faire trempette, tandis que Janna s’éclatait à sauter dans l’eau et nager avec sa bouée. Quand elle se calma un peu et se contenta de faire des allers-retours, Sofia en profita pour se prélasser sur un matelas gonflable en lisant un livre. Je fis tout pour ne pas trop attarder mon regard sur elle, si belle en maillot de bain, et me concentrai sur la surveillance de Janna avec qui je discutais de tout et de rien. Le soir, nous partageâmes ce qu’il restait du repas de midi – pour mon plus grand plaisir – et la petite me demanda si je pouvais lui lire une histoire.
- On a terminé tous tes contes,dis-je en feuilletant le livre que je lui avais offert l’année dernière. - Ah…fit-elle un peu déçue en se faxant dans son lit.
Un silence.
- Tu peux en inventer un ?
Je restai perplexe. Moi ? Inventer une histoire ?
- Eeeuuuuuuh…soupirai-je en me creusant la cervelle.
Elle se décala pour me laisser un peu de place sur son matelas. Je m’assis et m’adossai à la tête de lit en réfléchissant. Je me grattai la tempe du bout de l’index en grimaçant un peu sous la concentration.
- J’en sais rien… Attends.
Je sortis mon téléphone portable et consultai Internet. J’allais bien trouver un truc à raconter. Pendant ce temps, Janna fredonnait une chanson, l’une des préférées de Mary. C’est en tombant sur la critique d’un film sorti quelques années auparavant que j’eus l’idée. Une histoire était racontée au début de ce film. Je m’en rappelais bien parce que je l’avais particulièrement apprécié, visionné plusieurs fois, dont une avec mon épouse qui l’avait beaucoup aimé aussi.
- J’ai un truc,annonçai-je à Janna qui me regarda, très intéressée.Mais c’est court… et un peu triste. - C’est pas grave,dit-elle en se blottissant confortablement contre moi, son doudou serré dans ses bras.
Je m’éclaircis la voix, fouillai dans mes souvenirs, tentai de commencer correctement, de manière à ce que ça ressemble à un conte. Je devais aussi faire en sorte de rallonger un peu mon récit, pour qu’il ne soit pas trop rapide.
- Il était une fois, dans une ville… lointaine appelée Munich, un… - C’est en Allemagne. - Exact,fis-je avec un sourire en posant ma main sur sa petite tête blonde.Donc, dans cette ville appelée Munich, vivait un monsieur qui s’appelait Hans Wagner. C’était un serrurier respectable qui possédait une usine, dans un vieux bâtiment en briques rouges. Tu sais ce qu’est un serrurier ?
Un silence.
- Un monsieur qui vend des serrures ?
Je confirmai, précisai qu’il savait aussi les fabriquer et les poser, et aussi fabriquer des clés.
- Hans était un bon père de famille travailleur, un pilier de la communauté… jusqu’à la mort tragique de sa femme et de son fils.
J’évitai de laisser un silence à ce moment-là, et poursuivis, en caressant distraitement ses cheveux.
- Lors des dernières années de sa vie, lassé par son travail devenu triste et monotone, Hans créa quatre coffres-forts, un pour chaque opéra du Cycle de l’Anneau de Richard Wagner.
Je fis une parenthèse sur le fait qu’elle avait sûrement déjà entendu une œuvre de Wagner. L'une des plus célèbres était « La chevauchée des Valkyries » qu’elle reconnut quand je la lui fredonnai.
- Hans créa donc quatre coffres-forts, une série de quatre œuvres basées sur la mythologie nordique : Das Rheingold (l’Or du Rhin), Die Walküre (la Walkyrie), Siegfried, et Götterdämmerung (le Crépuscule des dieux). Pour Hans, ces coffres étaient des énigmes. Elles ne pouvaient être résolues que par ceux qui étaient dignes des secrets qu’ils renfermaient. On raconte que si on force ces coffres, leur contenu sera incinéré et verrouillé à jamais. Mais l’œuvre de Hans n’était pas terminée. Il lui restait un coffre à créer. Le chef-d’œuvre de sa vie, un coffre pouvant abriter son angoisse et son malheur pour les y enfermer à jamais. Alors, quand vint le moment, il y entra et le verrouilla. Tout le monde tenta de le libérer de la tombe qu’il s’était construite, mais son coffre était impossible à forcer. Ce tombeau n’a jamais pu être ouvert. Il a été plongé dans l’océan et a complètement disparu.
Je fis une pause. Janna en profita pour ouvrir la bouche.
- Et les quatre coffres qu’il avait construits ? Ils ont été ouverts ?demanda-t-elle, curieuse.
Elle avait bien retenu.
- Le Rheingold, la Walkyrie et le Siegfried seraient toujours dans la nature, quelque part, à attendre que quelqu’un les découvre, et sache les ouvrir,répondis-je d’un ton volontairement énigmatique.Leur emplacement est un mystère. Et nul ne sait ce qu’il est advenu du Götterdämmerung.
Elle eut un petit rire, tenta de prononcer ce dernier mot, sans grand succès. Je le répétai plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle sache le dire.
- Gut*,fis-je avec un sourire fier.
Je me redressai, me tournai pour pouvoir lui faire face. Je me penchai, déposai un baiser sur son front.
- Je viens me coucher plus tard, dors bien, Schatz.
Elle entoura ma nuque avec ses bras et m’embrassa sur la joue.
- Gute nacht*, Papa. - Gute nacht.
Je me levai, sortis de la chambre en éteignant la lumière.
______________________ * Gut : C'est bien * Schatz : Ma chérie * Gute nacht : Bonne nuit
Il y avait ce petit silence, là. Celui où, après avoir vu Janna et Meyer prendre une bouchée de leur gyoza, je stressais énormément. Ma cuisine était-elle assez bonne ? J'étais vraiment certaine d'avoir suivi la recette au gramme près. Je n'avais rien oublié, tous les gyoza étaient parfaitement identiques. Même taille, même poids. Mais je n'étais pas Emy, j'avais aucune idée de comment préparer parfaitement chaque ingrédient. Il suffisait que ma cuisson n'était pas suffisante pour totalement rater mon...
"Bordel, c’est super bon !" S'exclama Meyer.
Surprise par son langage, je plaçai ma main devant la bouche, ouverte en forme de "o".
"T’as dit un gros mot !"Répondit la fillette, amusée.
Oui... Ce n'était pas correct du tout !
"Pardon, Schatz. Mais avoue que c’est une tuerie."Justifia Meyer.
Je souris légèrement, surtout gênée. Une "tuerie"... Il en rajoutait des tonnes. C'était banal, selon moi. Loin de ce que j'avais l'habitude de manger au restaurant ou au Food Truck. Bon, un peu rassurée de voir que je n'avais rien raté, je mangeai mon riz, délicatement, en prenant une petite portion avec mes baguettes.
"C’est vraiment bon !"Rajouta Janna.
"Sofia."
Je relevai le regard, curieuse. Il avait l'air soudainement très sérieux.
"Ne comparez pas ça à la cuisine d’Emily. C’est différent, et c’est vraiment, vraiment excellent."Insista-t-il.
Je sentis le rouge monter au visage. Je souris, évidemment flattée et replaçai une mèche de cheveux derrière mon oreille. Un tic que j'avais quand j'étais gênée, lorsqu'on me complimentait. Il semblait tout de même très sincère, donc je le remerciai. Une fois le repas terminé, je fis le ménage et la vaisselle pendant que mes invités profitaient de la piscine. Plus tard, je les rejoignis, sur mon matelas gonflable pour bouquiner un peu. Dans la soirée, nous mangeâmes ce qu'il restait du repas de midi. Après avoir un peu regardé la télévision, Janna demanda à son papa de l'accompagner au lit pour une histoire. De quoi me laisser un peu de temps libre pour faire un brin de ménage et remettre tout en ordre.
J'entendis Meyer, dans ce qui me semblait être que des bruits lointains et inaudibles, raconter une histoire à sa fille. Alors que j'astiquai énergiquement ma table basse -Janna avait oublié le sous-verre!- Aris m'alerta. Quelqu'un essayait de contourner ses protocoles de sécurité pour forcer un appel. C'était comme la dernière fois, quand Bear avait essayé de me joindre, pour m'envoyer sur les lieux où papa avait été tué. Je demandai à mon IA d'accepter l'appel, même si c’était risqué. De toute façon, si c'était bien Bear, j'avais déjà une idée de pourquoi il voulait me contacter.
"Ah... Sofia."Retentit la voix.
C'était bien la sienne. Il allait encore essayer de me déstabiliser. Mais cette-fois, je n'allais pas me laisser faire!
"Même avec mes menaces, je vois que t'as pas hésité à revenir. T'as plus de couilles à toi seule que la plupart de mes gars."Lança-t-il en riant.
Je restai silencieuse.
"Je veux juste discuter."
"Si vous touchez au moindre cheveux d'Emy, je risque de me mettre très en colère.Lançai-je, froide et ferme.Et vous avez vu ce qu'il se passe quand je suis fâchée."
Il se mit à rire, un genre de rire gras comme le ferais le tonton de la famille un peu blagueur.
"Range tes griffes ma belle, détend-toi ! Écoute, t'es sûrement l'une des personnes les plus dangereuse de cette ville. Tes dons pourraient être un peu mieux exploités."
Il essayait de me convaincre de bosser pour lui. Signe assez clair que, grâce à notre travail, ses affaires commençaient vraiment à prendre l'eau.
"Navrée, Monsieur Bear. Je suis ma propre patronne et j'ai une excellente mutuelle. "
Nouveau rire de sa part.
"Prend le temps d'y réfléchir, quand-même. Vois tout ce que tu pourrais gagner. Et perdre, surtout."
Je raccrochai. Il y eu un petit moment de flottement où la pression se mit à descendre. C'était à nouveau des menaces et cette fois-ci j'avais l'impression qu'Emy était en danger. S'ils étaient capable de s'en prendre à une petite fille, alors... J’envoyai aussitôt un sms au capitaine, avec une copie de la conversation téléphonique que je venais d'avoir. Un peu déboussolée par tout ça, je m'installai sur mon canapé, fixai l'écran de mon téléphone en attendant une réponse tout en triturant mes doigts de manière nerveuse. Ce fut à ce moment-là que j'entendis Meyer descendre les escaliers. Mince, s'il avait tout entendu, il allait se faire du souci...
J’étais en train de descendre l’escalier quand j’entendis la voix de Sofia dans le salon. Elle semblait être au téléphone et… particulièrement contrariée.
- Si vous touchez au moindre cheveu d'Emy, je risque de me mettre très en colère.
Je me figeai, une main sur la rambarde.
- Et vous avez vu ce qu'il se passe quand je suis fâchée.
A qui parlait-elle comme ça ? Qui était en train de la mena…
- Navrée, Monsieur Bear. Je suis ma propre patronne et j'ai une excellente mutuelle.
Mon cœur rata un battement et mon corps se glaça tout entier en entendant un rire retentir à travers son téléphone portable. Bear… Que lui voulait-il, cette fois ? Avait-il encore trouvé un moyen de semer la pagaille entre Sofia et moi ? Que projetait-il après avoir tenté d’enlever ma fille ? S’en prendre à Emily ? La jeune cuisinière était en danger. Mais il y avait quelque chose que je ne comprenais pas. Sofia ne demeurait plus sur l’enquête. Le capitaine Stottlemeyer s’en chargeait, il me l’avait annoncé le jour où il était venu m’interroger après le départ de l'enquêtrice pour le Japon. Depuis, j’étais seul responsable de ce qui faisait vaciller son business, en continuant les arènes, et en envoyant parfois ses hommes directement au poste de police, solidement bâillonnés. Alors pourquoi ? Sofia avait-elle repris l’enquête sans me le dire ? Ou Bear avait-il décidé de faire de sa vie un enfer maintenant qu’elle avait mis le nez dans ses affaires ? Le connaissant, ça m’en avait tout l’air. De toute façon, il savait très bien que s’il faisait tomber Sofia, cela ne serait pas sans conséquences pour moi aussi. Elle était mon amie – et seulement mon amie, malgré ce que je ressentais pour elle. Bien sûr que sa chute, peu importait la nature, allait m’atteindre. Je finis de descendre l’escalier. Quand je rejoignis la demoiselle, elle était assise sur le canapé, l’air déboussolé. Je la connaissais désormais bien assez pour voir que, même les yeux cachés sous son bandeau, quelque chose n’allait pas. Elle avait cette manie de pincer les lèvres et de triturer ses doigts quand l’inquiétude la gagnait. En plus, elle paraissait avoir été interrompue en plein nettoyage de la table basse. Le chiffon avait été délaissé dessus, en boule. J’allai m’asseoir à côté d’elle, ne pris la parole qu’après quelques secondes de silence réflexif.
- Que voulait-il ?demandai-je.
Inutile de préciser de qui je parlais. Elle mit du temps à répondre, toujours perturbée. Elle m’expliqua en quelques mots que Bear souhaitait la voir rejoindre ses rangs, parce que son pouvoir d’Éveillée pouvait lui être très utile. Évidemment, pour lui, elle aurait beaucoup à y gagner et son refus entraînerait des représailles. Un silence tomba entre nous. Je m’affalai contre le dossier du canapé en soupirant.
- Dieses hurensohn*…marmonnai-je à voix basse.
Je baissai les yeux sur mes mains, me mis à triturer mon alliance, comme à chaque fois que je me sentais nerveux. Je finis par hausser les épaules, le regard perdu entre la table basse et l’écran de télévision.
- Et alors ? On fait quoi ?commençai-je à m’agacer.Si on poursuit l’enquête, il va nous emmerder. Si on arrête… il va nous emmerder quand même.
Ce type était juste une énorme enflure, une pourriture de la société rongée par la vengeance à la moindre occasion.
- J’imagine que s’il vous a fait cette proposition, c’est parce qu’il se sent menacé,repris-je en essayant de garder mon calme.Ce qu’on a fait jusqu’à maintenant n’a pas servi à rien…
Je me mordis l’intérieur de la lèvre.
- Mais c’est à double tranchant… Et si ça n’avait pas été nous, ce serait tombé sur quelqu’un d’autre en charge de l’affaire.
Nouveau soupir.
- J’ai l’impression que c’est toujours lui le gagnant, dans l’histoire…
Ce qui n’était franchement pas motivant.
______________________ * Dieses hurensohn : Ce fils de pute
Le temps s'était figé, tout ce que j'entendais autour de moi n'étaient rien d'autres que de lointains échos. Je triturai mes doigts, nerveuse, comme je le faisais à chaque fois que quelque chose me mettait dans cet état. Et ce quelque chose, ce n'était pas rien, ni n'importe qui. En acceptant à nouveau d'aider Meyer pour retrouver sa fille, mettre Stanislas derrière les barreaux... Je m'y attendais. Je savais que ce coup de fil allait arriver un jour ou l'autre. En voulant aider un ami, je venais de mettre ma petite amie en danger. Mais aurais-je seulement pu tourner le dos à Meyer... ? Tourner le dos à Janna ? Ne pas tenir la promesse faite à Mary uniquement pour protéger Emy ? Comment répondre à cette question ? De toute façon, c'était trop tard. Et je me connaissais, j'aurais été incapable de laisser Meyer dans cette situation. Quand bien même il avait détruit ma vie. Même si, par sa faute, papa fut tué. Si, par sa faute, maman se laissa mourir de chagrin. Je sentis le canapé s'affaisser, ce qui me fit légèrement sursauter. Je ne l'avais pas entendu venir.
"Que voulait-il ?"Demanda Meyer.
Il avait donc surpris ma conversation avec son ennemi. Je lui expliquai rapidement ce que Bear m'avait dit, les menaces, sa proposition.
"Dieses hurensohn...Lança-t-il.Et alors ? On fait quoi ? Si on poursuit l’enquête, il va nous emmerder. Si on arrête… il va nous emmerder quand même."
Je fermai les yeux. A mesure que le temps passait, il devenait toujours plus difficile pour moi de rester fidèle à celle que je voulais être. Comme si une force supérieure essayait de me convaincre que tout cela était futile. Que le monde était à présent bien trop pourri pour une personne comme moi. Que je ne pouvais pas rester intègre. Et ça commençait à me fatiguer. De plus en plus. Las des nuits horribles que je passais, à mesure de me souvenir de toutes les atrocités que j'avais vu dans ma vie. Alors que j'avais seulement... Vingt-huit ans. Meyer disait de moi que j'étais une personne sage, juste, bonne. Combien de temps pourrais-je encore le rester ?
J’imagine que s’il vous a fait cette proposition, c’est parce qu’il se sent menacé. Ce qu’on a fait jusqu’à maintenant n’a pas servi à rien…Reprit Meyer après un court silence.
Je rouvris les yeux, fatiguée par mes pensées actuelles. Une migraine pointa le bout de son nez, je déglutis et fermai à nouveau les yeux.
"Mais c’est à double tranchant… Et si ça n’avait pas été nous, ce serait tombé sur quelqu’un d’autre en charge de l’affaire."
Je lui avais pourtant dit de rester en dehors de ça. Ce n'était pas son travail. Ce n'était pas à lui de se faire justice. Je me demandais, parfois, s'il ne profitait pas seulement de ma gentillesse pour agir comme bon lui semblait, car il savait pertinemment que je le couvrirais. Comme je l'avais déjà fait. En un sens, j'étais complice de ses actes. Complice du meurtre qu'il avait commis à l'arène. Complice du meurtre de papa, en refusant de le livrer à la police. J'inspirai doucement, j'essayai de chasser ses pensées de mon esprit. Elles n'étaient que des parasites, qui affectaient mon jugement.
"J’ai l’impression que c’est toujours lui le gagnant, dans l’histoire…"Déclara-t-il, l'air résigné.
Car il faisait exactement ce que Bear voulait. Il s'exposait bien trop et son caractère violent, irréfléchi et borné ne l'aidait pas. Bear le savait, il jouait de ça. Si seulement Meyer pouvait rester à sa place, cesser d'impliquer des gens, de nous laisser faire notre travail... A croire qu'il ne me faisait pas assez confiance pour gérer cette affaire. A quoi bon lui dire tout ça. Il allait se vexer, il allait hausser le ton sur moi et me reprocher de vouloir l'empêcher de faire justice à sa femme. Alors... Quoi faire, quoi dire ? Ben j'en savais rien.
"Le capitaine va faire en sorte de veiller sur Emy sans qu'elle ne s'en rendre compte. Ils ont l'habitude. Bear n'est pas le premier à menacer les proches des enquêteurs ou des victimes pour freiner une enquête. Sans son bras droit et avec un réseau qui bat de l'aile, il est à présent dos au mur. Ce qui va le rendre imprévisible."
Je tournai doucement la tête vers Meyer. L'air moi aussi résigné. Mais pas à cause de Bear. Mais de Meyer.
"Et je sais qu'il est aussi inutile de vous demander de cesser vos agissements dans les arènes pour essayer de coincer ses hommes, de cesser de vous impliquer personnellement dans une affaire qui vous dépasse."
Je forçai un petit sourire à son attention.
"Pour le moment, j'ignore quoi faire. Moi qui... Parvient à peine à sortir la tête de l'eau, à vouloir me reconstruire, avec une personne que j'aime... Il ne s'est pas passé un mois avant qu'on ne menace cette personne. J'ai l'impression de faire la même erreur qu'avec Roy. De mettre Emy en danger à cause de mon travail. "
Je pinçai mes lèvres, fis la moue et forçai à nouveau un sourire.
"Si ça se trouve, demain Emy ne sera plus là. Peut-être dans deux jours. Une semaine. Un mois. Quand va-t-il mettre sa menace à exécution, hein ? Alors... Navrée si cela peut paraître égoïste, Meyer, mais... Je me fais davantage de souci pour Emy que pour l'avancée de l'enquête. Parce que je suis bien placée pour connaître le prix à payer d'essayer d'entraver les affaires d'un type tout simplement plus fort et plus malin que nous."
Je me levai, un peu tremblante, pas à l'aise du tout. Difficile d'essayer de le cacher davantage.
"La différence entre vous et moi, Meyer... C'est que ça, c'est mon travail. Et si, dans le votre, les cotés désagréables peuvent être les odeurs ou le contact avec des produits toxiques... Dans le mien, on risque de voir mourir un proche. A tout moment, car un putain de cinglé l'a décidé."
Je ne savais pas trop pourquoi je lui disais tout ça. Ni ce que j'espérais. Peut-être essayai-je de lui faire réaliser quelque chose... ? Ou alors je vidais simplement mon sac en me défoulant sur lui ? En tout cas, sans rien ajouter de plus, je pris la direction des escaliers pour monter dans ma chambre.
Sofia déclara que le capitaine ferait en sorte de veiller sur Emy sans éveiller ses soupçons. Apparemment, son équipe avait l’habitude d’agir ainsi car Bear n’était pas le premier à menacer les proches des enquêteurs ou des victimes dans le but de freiner une enquête.
- Sans son bras droit et avec un réseau qui bat de l'aile, il est à présent dos au mur. Ce qui va le rendre imprévisible.
Je hochai la tête. Plus nous touchions au but, plus il allait employer les pires manières pour nous stopper. Sofia me regarda.
- Et je sais qu'il est aussi inutile de vous demander de cesser vos agissements dans les arènes pour essayer de coincer ses hommes,ajouta-t-elle résignée,de cesser de vous impliquer personnellement dans une affaire qui vous dépasse.
Elle eut un léger sourire forcé, comme si elle se retenait de m’engueuler. Elle avait raison. Mais si Bear avait assassiné Mary, s’il continuait son business, c’était aussi parce que j’avais été incapable de l’arrêter en 2029. Si je l’avais tué, ce jour-là, mon épouse serait peut-être encore en vie et le danger ne pèserait plus sur ma famille aujourd’hui. J’avais fait une erreur, je devais la réparer.
- Pour le moment, j'ignore quoi faire,avoua Sofia.Moi qui… parviens à peine à sortir la tête de l'eau, à vouloir me reconstruire, avec une personne que j'aime… Il ne s'est pas passé un mois avant qu'on ne menace cette personne. J'ai l'impression de faire la même erreur qu'avec Roy. De mettre Emy en danger à cause de mon travail.
Je ne répondis pas.
- Si ça se trouve, demain Emy ne sera plus là. Peut-être dans deux jours. Une semaine. Un mois. Quand va-t-il mettre sa menace à exécution, hein ? Alors… Navrée si cela peut paraître égoïste, Meyer, mais… Je me fais davantage de souci pour Emy que pour l'avancée de l'enquête. Parce que je suis bien placée pour connaître le prix à payer d'essayer d'entraver les affaires d'un type tout simplement plus fort et plus malin que nous.
Et je ne pouvais pas lui en vouloir. Elle avait raison de privilégier la vie d’Emily. Seulement… N’était-ce pas trop tard ? La jeune femme se leva, l’air fébrile.
- La différence entre vous et moi, Meyer… C'est que ça, c'est mon travail. Et si, dans le vôtre, les côtés désagréables peuvent être les odeurs ou le contact avec des produits toxiques… Dans le mien, on risque de voir mourir un proche. À tout moment, car un putain de cinglé l'a décidé.
Quoi ? Je levai les yeux sur elle au moment où elle tourna les talons. J’ouvris la bouche, la refermai en la regardant s’éloigner vers l’escalier. Et je serrai les poings, énervé. Son travail, et alors ? Elle l’avait voulu, non ? Et moi, même si ce n’était pas mon travail, j’avais voulu intégrer les arènes. La différence n’était pas due à nos professions mais aux choix que nous avions fait pour donner un sens à notre vie. Notre vie que nous vivions seuls au moment de prendre cette décision. Sofia ne pensait peut-être pas rencontrer Roy et Emily, se lier à eux, comme je n’aurais jamais pensé pouvoir un jour éprouver tant d’amour pour Mary au point de vouloir un enfant avec elle. Quand j’avais choisi les arènes, je me voyais seul pour le restant de mes jours. Sofia avait-elle pensé la même chose en entrant dans la police ? Si c’était le cas, alors elle avait tort de comparer nos choix. Si ça ne l’était pas, elle était juste naïve de croire que ses performances dans son métier n’entraîneraient pas de conséquences. Mais je ne l’imaginais pas si bête. Je me levai à mon tour. Bear était entré dans la vie de Sofia à cause de son enquête. Il était entré dans la mienne à cause des arènes. Et il n’en sortirait que mort. Car nous étions visiblement ses pions préférés et ce, depuis le début. Dans mon cas, depuis le meurtre de Mary. « Maintenant, tu vas comprendre ce que ça fait de vivre dans le noir. J’aimerais te buter mais je vais plutôt savourer ta descente aux enfers. » Oui, j’aurais pu ne rien faire et ne pas participer à l’enquête, laisser faire Sofia, la police, rester à ma place et attendre que justice se fasse. Mais je savais pertinemment que si j’étais resté sage, si j’avais consacré la suite de mon existence à ma reconstruction, au bonheur de Janna, à notre avenir à tous les deux, Bear aurait remis son grain de sel un jour ou l’autre. Il aurait vu mes efforts pour faire mon deuil, être heureux malgré tout avec ma fille. Et il aurait tout fait pour détruire encore ce qui me raccrochait à une vie normale et sans danger. Parce qu’il voulait me voir vivre dans le noir, et savourer ma descente aux enfers. Peut-être jusqu’à ce que je craque et commette l’irréparable. Ҫa n’allait pas se passer comme ça. Je me fichais des réprimandes de Sofia, qu’elle passe sa colère sur moi parce que j’avais l’air d’agir sans réfléchir, sans penser à mes proches. Elle ne savait pas à quel point Bear me tenait, à quel point il refusait de me lâcher, même si je décidais de tout arrêter et partir à l’autre bout du monde. Ma seule option était de l’arrêter le plus vite possible. C’était l’unique solution. Je n’allais pas laisser penser à Bear que je voulais le fuir. Il prenait ça comme un défi, un jeu dont il était le seul maître, en pensant peut-être que je me sentirais trop faible pour continuer face à ses réponses de plus en plus sournoises et agressives. Non. Il allait voir que je comptais bien aller jusqu’au bout. Je protègerais Janna et, bientôt, je mettrais la main sur lui. Et il payerait. J’en avais fait le serment et je le tiendrais. Levant la tête pour regarder mon reflet dans la baie vitrée, je me rendis compte que mes yeux avaient pris une teinte dorée, et que je serrais les poings toujours aussi fort. Mes bras en tremblaient… Je soupirai, me détendis. Il me fallut quelques minutes pour me calmer avant de monter à l’étage et rejoindre Janna qui dormait déjà. Je me déshabillai, me glissai dans mon lit, tournai sur le flanc pour regarder le visage paisible de ma fille. Je me décalai au bord du matelas, tendis le bras et attrapai une mèche de cheveux qui passait devant son nez pour la placer derrière son oreille. J’allais détruire Bear pour préserver la vie de Janna. Parce qu’elle était tout ce qu’il me restait.